LA TRANSHIMALAYENNE

Tibet : le défi à la Chine (TIBET - La Transhimalayenne)


 







Tibet : le défi à la Chine

Cinquante-sept ans après son annexion par la Chine, le Tibet vibre encore. Sans armes, sans parti de l’indépendance et sans meetings, les 6 millions d’habitants des hauts plateaux éclatés entre la Région autonome du Tibet et quatre provinces opposent la plus noble et la plus captivante des résistances : la culture. A l’heure où Pékin se lance à corps perdu dans la croissance économique et prétend entraîner la société entière dans le mercantilisme (lire le reportage de Sylvain Courage), une âme libre perdure dans les grands espaces himalayens, les temples photographiés par Matthieu Ricard et dans le bouillonnement de la jeune génération tibétaine rencontrée par Ursula Gauthier

Ce n’était pas des lamas en robe pourpre, mais des étudiants en baskets venus des Etats-Unis. Avec une science rare du timing et un art consommé du symbole, ces militants tibétains d’un genre inédit ont fait irruption au milieu de la cérémonie de lancement des JO. En août 2007, pendant que Pékin fêtait en grande pompe le compte à rebours des derniers 365 jours, six varappeurs déroulaient prestement sur la Grande Muraille une immense banderole à la gloire du Tibet libre. Au même moment, à 3 000 kilomètres de là, au camp de base de l’Everest situé en territoire tibétain, trois alpinistes parodiaient la cérémonie de Pékin et allumaient « la torche olympique tibétaine » au son de l’hymne tibétain. Rude coup pour la Chine. Dans sa marche vers la gloire olympique, elle tenait à se parer des prestigieux emblèmes tibétains : l’Everest, par le sommet duquel doit passer la torche, conçue spécialement pour brûler avec une flamme visible dans l’air raréfié des cimes. Et l’antilope tibétaine, espèce menacée choisie comme mascotte des JO… Mais les enfants de l’exil ont décidé de renvoyer sa propagande à la Chine. Non, le Tibet n’est pas chinois. Non, vous n’avez pas le droit de gravir l’Everest sans l’assentiment des Tibétains. Non, vous ne défendez pas les espèces menacées du Tibet, vous exploitez ses ressources en puissance coloniale sans scrupules. La claque infligée à la très sensible « face » des mandarins rouges est d’autant plus cuisante que, de son côté, le dalaï-lama accumule les petites victoires diplomatiques. Ses négociations avec les Chinois sont au point mort. Lors de la dernière rencontre, en juin 2007, la partie chinoise a même nié l’existence d’un quelconque problème tibétain. « Il n’y a pas de problème avec le Tibet, il n’y a qu’un problème avec le dalaï-lama », ont-ils affirmé sèchement. Bloqué sur ce front, le dalaï-lama investit donc le champ diplomatique. L’an dernier, il a été reçu coup sur coup par la chancelière allemande Angela Merkel, le Premier ministre autrichien, le Premier ministre canadien – qui a accordé la citoyenneté d’honneur à cet exilé contraint de vivre depuis plus de quarante ans avec des papiers de réfugié (lire p. 20)… Le sommet, c’est à Washington, le 17 octobre, avec la remise de la médaille d’or du Congrès, sous la coupole du Capitole, en présence de George Bush. Pékin a eu beau tempêter, menacer de représailles économiques, le charme du moine en robe pourpre paraît irrésistible. L’épineuse « question » que Pékin croyait éclipsée par les fastes technologiques du train « le plus haut du monde », dissoute dans l’avalanche d’investissements qui s’abat depuis peu sur la Région autonome (lire p. 28), promet donc de perturber sérieusement l’apothéose programmée des JO en août 2008. Les Tibétains de l’intérieur ne sont pas en reste. Reliés aux exilés par le bouche-àoreille et les réseaux technophiles, ils suivent quasiment en temps réel tout ce qui se trame. Prenant le relais des militants de l’extérieur, ils multiplient les actes de pur courage et dénoncent de plus en plus audacieusement le viol de leurs libertés religieuses et civiques



Mais le plus rageant pour les Chinois, c’est qu’aucun cadre tibétain n’est fiable. « Ils sucent le sein de la mère patrie [la République populaire de Chine], accuse une dépêche interne, tout en tenant le dalaï-lama pour leur mère. » Ainsi la généreuse Chine aurait prodigué en pure perte ses largesses à une classe de « cadres issus de l’ethnie minoritaire ». Ceux-ci ne détiennent pratiquement jamais les postes de pouvoir, dévolus aux Chinois Han (l’ethnie majoritaire de Chine). Mais les avantages abondent : mieux payés que la moyenne nationale, mieux lotis en termes de logement et de couverture sociale, leurs enfants sont éduqués dans les meilleurs lycées et vont étudier dans les meilleures universités de la côte. Les postes de fonctionnaires au Tibet leur sont réservés en priorité. Parallèlement, ils peuvent décrocher auprès des banques d’Etat des crédits à des taux de faveur qui leur servent à lancer des business juteux dans un contexte – le marché tibétain – dénué de concurrence. Et surtout à l’abri de toute mauvaise surprise. « Le Tibet est la province la plus corrompue de Chine, accuse un intellectuel de Lhassa. Et ici, contrairement au reste du pays, aucun responsable indélicat n’a jamais été puni pour corruption. Chinois comme Tibétains, ils se sucrent honteusement, ces derniers avec l’excuse commode que “c’est de l’argent chinois, pourquoi se priver ?” » Les gosses de riches qui paradent dans les vastes avenues du nouveau Lhassa chinois au volant de coûteux Land Cruiser sont les enfants gâtés de cet investissement sélectif consenti par Pékin. Et pourtant tous les indices concordent : les cadres tibétains sont à plus de 90% de fervents bouddhistes, malgré l’interdiction sévère faite aux officiels de fréquenter les temples, de posséder des images pieuses ou même de porter une médaille bénie. Nombreux sont ceux qui se lèvent très tôt et se déguisent en joggeurs pour faire discrètement la kora, le grand tour de la ville sainte que des centaines de pèlerins accomplissent rituellement. Même les moins fervents, en particulier les trentenaires et les quadragénaires, grondent contre la main qui les nourrit. « Connaissant parfaitement la Chine, ils ont compris que le Tibet prétendu “autonome” jouissait en réalité d’une autonomie nettement moindre que les autres régions, explique l’intellectuel. Tout est téléguidé directement à partir de Pékin, et ces jeunes cadres se sentent frustrés. » Même les quelques collaborateurs de la première heure, parvenus au sommet de la nomenklatura à Pékin, ruent dans les brancards. Rallié à 15 ans au PC, Baba Phuntsok Wangyal, aujourd’hui octogénaire, est une figure historique de l’alliance entre certaines franges de la société tibétaine et les Chinois dès la « libération » de 1951. Aujourd’hui, de sa retraite dorée de Pékin, il écrit des lettres ouvertes à Hu Jintao l’adjurant d’inviter le dalaï-lama à rentrer au Tibet en lui accordant la réunification du territoire historique éclaté entre cinq provinces. Surprenante suggestion, quand on sait que ce grand Tibet – dont le dalaï-lama fait en effet la condition de son retour – est trois fois plus grand que la Région autonome actuelle, et représente pas moins d’un quart de la surface totale de la Chine… Bref, le Tibet gronde, et pas seulement sur ses marges rebelles où habitent les farouches Khampas, ces nomades du Kham (aujourd’hui rattaché au Sichuan), qui ont combattu l’invasion chinoise, protégé l’exil du dalaï-lama, fourni en soldats la guérilla qui opéra brièvement à partir du Népal.



Les Khampas n’ont pas cessé de s’agiter quand leurs droits étaient bafoués ou leurs rinpochés (maîtres spirituels) harcelés. Au - jourd’hui, Pékin veut sédentariser ces nomades. Pour leur offrir enfin les services publics – écoles, hôpitaux, équipements et infrastructures – dont ils ont dû se passer jusqu’à présent, arguent les autorités. « Pour les couper de leurs racines et leur couper les ailes », soupçonnent les militants. Il est vrai que le Tibet a longtemps été tenu dans un état de sous-développement scandaleux, ce qui lui vaut jusqu’à aujourd’hui les pires scores en termes de scolarité, de santé publique, d’espérance et de niveau de vie. Le développement tant attendu arrive enfin. « Mais il s’agit d’une politique cachée de sinisation », entend-on partout à Lhassa. « Pékin ne cherche plus à stabiliser le Tibet – mission impossible – mais à le transformer », affirme sous le sceau de l’anonymat un responsable tibétain. Par un développement calqué sur le modèle chinois, par la marginalisation de la langue maternelle dès l’école, le regroupement des villages et la perte des habitats traditionnels, la fixation des nomades, l’appauvrissement de la formation religieuse dispensée dans les monastères… Bref, l’étouffement de la culture tibétaine. La question de la survie de cette identité aux prises avec une modernisation très intéressée est désormais débattue par un large public chinois, en particulier dans la vibrionnante blogosphère où elle est portée par une nouvelle génération d’auteurs tibétains s’exprimant en un excellent chinois. Contrairement à leurs prédécesseurs qui se faisaient les chantres de l’idéologie officielle et dénigraient leur propre culture jugée « rétrograde », ils sont les meilleurs avocats d’une identité qu’ils admirent et chérissent. Leur figure de proue se nomme Woeser (Weise, en chinois) (1). Bien qu’issue d’une famille de militaires enrôlés par l’Armée populaire dans sa marche vers Lhassa, cette poétesse de 40 ans critique vertement les politiques coloniales menées au Tibet, ce qui lui a valu de perdre son emploi, de voir ses oeuvres interdites et ses blogs fermés. Refusant de se taire, elle continue de poster ici ou là des textes qui sont repris et commentés par de nombreux aficionados. Le couple qu’elle forme avec Wang Lixiong, intellectuel chinois réputé, spécialiste et courageux défenseur des ethnies minoritaires, symbolise l’émergence d’une vision débarrassée de l’épais ethnocentrisme qui caractérise l’Empire du Milieu. On peut la voir à l’oeuvre dans le boom des publications consacrées au Tibet. Récits de voyage joliment illustrés, romans fantasticospirituels ou ouvrages érudits qui explorent les arcanes de cet univers teinté de mythes font d’excellentes ventes. Fini le temps où le Tibet symbolisait la barbarie, l’arriération et l’obscurantisme. Un artiste de Lhassa, dont l’oeuvre entière tourne autour du destin de son pays, affirme : « J’ai parmi mes clients des cadres chinois “tibétophiles”. » Une espèce inconnue il y a seulement vingt ans. Le Tibet est devenu « hype », pas seulement parce que l’on peut s’y rendre en train, mais parce que le besoin d’évasion, la recherche d’un « sens » se font pressants chez les cols-blancs des mégapoles chinoises. Et surtout l’appel d’une religion à la fois familière (la Chine aussi était historiquement bouddhiste) et puissamment exotique : les monastères grands comme des villes, les enseignements ésotériques du tantrisme, les lamas réincarnés, les « bouddhas vivants », tout ce qui est propre au bouddhisme tibétain exerce une attraction irrésistible sur la nouvelle middle class. Dans la file de touristes chinois qui se pressent aux portes du Potala, l’ancien palais du dalaï-lama, une voix chinoise s’exclame : « Nous, quand on va au temple, on brûle de l’encens pour obtenir un bon contrat, un diplôme ou une meilleure santé. Eux, poursuit la voix en désignant la file recueillie des pèlerins à la peau recuite, qui semblent sortis d’une gravure ancienne avec leurs vestes en peau de mouton, leurs turquoises et leurs moulins à prières, eux, quand ils prient, c’est pour la paix dans le monde et la libération de tous les êtres sensibles. C’est plus noble… » Le rapprochement est inédit, mais dans les régions orientales moins crispées que le Tibet central, les lamas recrutent des fidèles chinois (lire encadré p. 26). Parmi ces derniers, de nombreux millionnaires financent déjà à grands frais la restauration et l’embellissement des monastères. Etape suivante : ils font le voyage de Dharamsala, afin de se prosterner devant le maître de leur maître. Que peut donner à terme l’alliance du mantra tibétain et du carnet de chèques chinois ? Le dalaï-lama semble croire à une solution du casse-tête tibétain qui passerait par la rebouddhisation spontanée du peuple chinois avec, à la clé, un rôle de guide spirituel pour lui-même ou son successeur (lire interview p. 20). S’il dit vrai, ce serait aussi le moyen d’enclencher enfin la démocratisation de la Chine…

(1) « Mémoire interdite », à paraître en 2008 aux Ed. Bleu de Chine.
Ursula Gauthier